RENCONTRER LE TRAUMA AVEC SOIN

Aux Maisons de l’Ancre, nous travaillons aux côtés de femmes, de personnes trans et non-binaires ayant vécu l’itinérance, la violence basée sur le genre et la marginalisation systémique. Leurs parcours sont complexes, souvent marqués par la survie, les ruptures et la force. Pourtant, trop souvent, les services traditionnels traitent ces expériences comme des crises personnelles isolées — sans voir les structures plus larges qui créent et entretiennent le traumatisme.

L’itinérance et la violence basée sur le genre ne sont pas de simples « problèmes individuels ». Ce sont des symptômes de violences structurelles et symboliques, enracinées dans la pauvreté, le racisme, la misogynie, le colonialisme et l’érosion des protections sociales. Comme le soulignent Brown et al. (2024), ces blessures sont ancrées dans ce qu’ils appellent des systèmes organisés autour du traumatisme — des institutions et structures sociales qui ont intériorisé le traumatisme qu’elles sont censées traiter, perpétuant ainsi le contrôle, la fragmentation et la déconnexion plutôt que la guérison. Ainsi, le traumatisme n’est pas seulement un événement psychologique ou physiologique, mais une expérience sociale et incarnée, façonnée par les attentes culturelles et les réponses institutionnelles.

lien vers SUIVI EXTERNE ET POST-HÉBERGEMENT

Comme le rappelle l’anthropologue Nancy Scheper-Hughes (1992) dans Death Without Weeping, le traumatisme prend souvent la forme d’une violence ordinaire — une souffrance lente et normalisée causée par la pauvreté chronique, l’abandon et la négligence institutionnelle. De même, Righteous Dopefiend de Bourgois et Schönberg (2009) introduit le concept de « lumpen abuse », décrivant les dommages lents et cumulatifs infligés par la négligence structurelle. Le travail de Rebecca Lester, en particulier Famished: Eating Disorders and Failed Care in America (2019), analyse comment les systèmes cliniques, notamment psychiatriques, peuvent reproduire la violence en traitant le traumatisme de manière réductrice et biomédicale, en privilégiant le diagnostic plutôt que la compréhension. Ces approches nous invitent à dépasser l’idée du traumatisme comme événement unique. Le traumatisme émerge plutôt des effets cumulés de la pauvreté, de l’insécurité résidentielle, de la criminalisation et de l’oppression de genre — des réalités qui façonnent la vie quotidienne des personnes que nous accompagnons.

Scheper-Hughes, avec Kleinman et Das (1997), développe cette perspective à travers le concept de souffrance sociale, où les frontières entre traumatisme personnel et collectif s’estompent. Le traumatisme ne se vit pas uniquement dans la sphère privée — il se manifeste aussi dans les systèmes publics : lorsqu’une femme est refusée dans un refuge pour ne pas avoir respecté les règles, lorsqu’une survivante de violence conjugale est retraumatisée par un système de référence fragmenté, ou lorsque la protection de l’enfance lui retire ses enfants sans soutenir sa guérison. Ce ne sont pas des échecs isolés, mais des schémas systémiques qui reproduisent le traumatisme.

Reconnaître le traumatisme
« complexe »

Beaucoup des personnes que nous soutenons vivent ce qu’on appelle des traumatismes complexes — souvent enracinés dans la négligence durant l’enfance, les abus, le traumatisme intergénérationnel et l’exposition prolongée à la violence. La notion de traumatisme complexe réfère à l’exposition, particulièrement pendant l’enfance et l’adolescence, à des traumatismes interpersonnels répétés, et aux réactions associées à ces événements dans de nombreux domaines du fonctionnement (Roy et coll., 2022). L’expérience du traumatisme complexe chez la majorité des femmes, personnes trans et non-binaires en situation d’itinérance est profondément relationnelle, souvent liée à des ruptures de confiance et à des trahisons répétées de la part de proches ou d’institutions. Au lieu de pathologiser les réponses au traumatisme, certaines approches — comme celle de Delahaye, Saglio-Yatzimirsky et al. (2022) — proposent de les envisager comme des ruptures du lien symbolique et social, plutôt que comme des dysfonctionnements individuels.

Le cadre théorique de Judith Herman (1992) nous invite à changer notre regard : passer de la question « Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? » à « Qu’est-ce qui vous est arrivé ? ». Ce changement nous permet de reconnaître les réponses au traumatisme non comme des dysfonctionnements, mais comme des adaptations à des environnements insécurisants.

Plutôt que de chercher à éliminer ces réponses, Janina Fisher encourage à les comprendre comme des parties protectrices développées sous la menace. Son travail s’appuie sur une approche douce du travail avec la dissociation, la fragmentation et les conflits internes, afin d’orienter les survivantes vers l’auto-compassion et la cohérence intérieure. Comme elle l’écrit dans Healing the Fragmented Selves of Trauma Survivors : « Intégrer les parties reniées de nous-mêmes est la pierre angulaire de la guérison du traumatisme » (Fisher, 2017, p. 1).

« Après tant de violence, la personne est défigurée dans sa personnalité. Est-il possible de reconstruire une personne ? »  — Femme, novembre 2023

Ce témoignage illustre à quel point le traumatisme laisse non seulement des traces dans le corps, mais aussi une fragmentation de l’identité — faisant écho au concept de traumatisme incarné décrit par Bourgois et Schönberg (2009). Boiteries, regards absents, hypervigilance — ce ne sont pas des signes de faiblesse. Ce sont des expressions incarnées de la survie.

Retraumatismes liés aux services

Comprendre le traumatisme implique d’écouter non seulement les récits individuels, mais aussi les histoires plus profondes de violence collective et de trahison systémique qui les façonnent. Comme le rappelle Karine Duhamel, on ne peut dissocier le traumatisme des héritages de la violence coloniale, du racisme genré et de l’effacement culturel. Pour les femmes autochtones et les personnes de la diversité de genre, la guérison nécessite plus que des services : elle exige la reconnaissance des torts, la sécurité culturelle et une responsabilité systémique (Duhamel, 2019).

Trop souvent, les systèmes censés offrir du soutien — refuges, soins de santé, police, protection de l’enfance — reproduisent les mêmes torts qu’ils prétendent soigner. Lorsque les règles prennent le pas sur la relation, lorsque le contrôle remplace le soin, les services deviennent des lieux de retraumatisation. C’est dans ces moments — lorsqu’on est expulsé·e, blâmé·e, ou réduit·e au silence — que le traumatisme n’est pas seulement ravivé, mais renforcé.

« Ils m'ont mise à la porte parce que j'ai fait une rechute. » — Femme, février 2024

Cela fait écho aux constats de Roy et coll. (2022), selon lesquels les femmes sont souvent exclues des services pour des comportements qui sont en réalité des réponses au traumatisme. Sans formation adéquate, les intervenant·es interprètent parfois la détresse comme de la désobéissance plutôt que comme un besoin urgent de sécurité ou de régulation.

Saakvitne (2017) insiste sur la nécessité de bâtir des organisations sensibles au traumatisme — et pas seulement des intervenant·es formé·es individuellement. Cela implique de mettre en place des politiques, une supervision et des ressources pour prévenir l’épuisement et les retraumatismes des personnes accompagnées comme des équipes.

Aux Maisons de l’Ancre, nous adhérons au principe de résistance à la retraumatisation, tel que défini par le SAMHSA (2014). Mais nous savons aussi que le fait de nommer ce principe ne suffit pas — surtout lorsque les systèmes continuent de blesser celles et ceux qu’ils prétendent protéger. Certain·es critiques soulignent que les cadres institutionnels dits « sensibles au trauma » peuvent paraître trop procéduraux s’ils ne s’ancrent pas dans des relations réelles, un partage du pouvoir et des changements structurels. Cela appelle des approches réellement relationnelles et humanisantes.

Aux Maisons de l’Ancre, nous nous efforçons de traduire ces principes dans notre quotidien. Nous reconnaissons que la guérison ne peut pas être imposée ou précipitée : elle demande du temps, de la dignité, et du respect mutuel.

« Aux Maisons de l’Ancre, j’ai été reçue avec une rose sur mon lit. Ce simple geste fait une grande différence. » — Femme, février 2024

Ces gestes comptent. Ils rompent avec la froideur institutionnelle trop souvent ressentie par les femmes en crise. Ils disent : vous n’êtes pas un problème à régler — vous êtes une personne à rencontrer avec soin.

Une approche relationnelle

Le processus de guérison du traumatisme — surtout lorsqu’il est complexe — ne peut pas être réduit à un protocole. Il émerge de relations dignes de confiance, où les personnes se sentent vues, écoutées et respectées. Lisa Stevenson (2014) nous rappelle que le véritable soin n’est pas procédural — il est affectif, relationnel et empreint d’imagination. Il ne commence pas par une intervention, mais par une présence. Comme le confirme la revue systématique internationale de 2024 sur le vécu du traumatisme en situation d’itinérance, la confiance, l’élaboration du récit, et la sécurité relationnelle sont des conditions essentielles à la reprise de pouvoir. Cette revue plaide pour la co-construction des services avec des personnes ayant une expérience vécue, en insistant sur le fait que les services doivent être conçus non pas pour, mais avec les personnes concernées.

« Il devrait y avoir un ratio : un intervenant formé à l’école et un intervenant ayant une expérience vécue. » — Femme, février 2024

Il ne s’agit pas simplement d’ajouter des pairs à un système existant. Il s’agit de transformer ce système, de le fonder sur le soin, la réciprocité, et la reconnaissance du savoir expérientiel. Une approche relationnelle ou sensible au trauma nécessite bien plus que de la sensibilisation. Elle nous invite à repenser nos relations, nos services, et notre définition même du soin.

Références

Adams, S., Wright, J., Stirling, J., Cawley, A., & North, A. (2024). A coproduced international qualitative systematic review on lived experiences of trauma during homelessness in adulthood and impacts on mental health. Trauma, Violence, & Abuse. Advance online publication. https://doi.org/10.1177/15248380241286839

Bourgois, P., & Schonberg, J. (2009). Righteous dopefiend. University of California Press. Brown, C., Blankenship, J., & Tellessen, A. (2024, February 6). Healing trauma systems. Stanford Social Innovation Review.
https://ssir.org/articles/entry/healing_trauma_systems

Delahaye, M., Saglio-Yatzimirsky, M.-C., Marichez, H., Lotz, V., & Baubet, T. (2022). Repriser le « traumatisme », retisser le lien : L’atelier thérapeutique de couture FILAO. L’Autre, 23(2), 185–194. https://doi.org/10.3917/lautr.222.0185

Duhamel, K. (2019). Reclaiming power and place: The final report of the National Inquiry into Missing and Murdered Indigenous Women and Girls. Government of Canada.

Fisher, J. (2017). Healing the fragmented selves of trauma survivors: Overcoming internal self-alienation. Routledge.

Herman, J. L. (1992). Trauma and recovery: The aftermath of violence—from domestic abuse to political terror. Basic Books.

Lester, R. J. (2019). Famished: Eating Disorders and Failed Care in America. University of California Press.

Roy, L., Keays, N., Lemieux, A., Nicole, M. & Crocker, A. G. (2022). Traumatismes complexes et services psycholégaux : vers des pratiques sensibles au trauma. Santé mentale au Québec, 47(1), 19–36. https://doi.org/10.7202/1094143ar

Saakvitne, K. W. (2017). Relational theory: The cornerstone of integrative trauma practice. In S. N. Gold (Ed.), APA handbook of trauma psychology: Trauma practice (pp. 117–142). American Psychological Association. https://doi.org/10.1037/0000020-006

SAMHSA. (2014). SAMHSA’s Concept of Trauma and Guidance for a Trauma-Informed Approach. Substance Abuse and Mental Health Services Administration.
https://ncsacw.samhsa.gov/userfiles/files/SAMHSA_Trauma.pdf

Scheper-Hughes, N. (1992). Death without weeping: The violence of everyday life in Brazil. University of California Press.

Scheper-Hughes, N., Kleinman, A., & Das, V. (1997). Social suffering. University of California Press.

Stevenson, L. (2014). Life beside itself: Imagining care in the Canadian Arctic. University of California Press.

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