Humaniser l’intervention : Comprendre l’itinérance des femmes et des personnes trans et non-binaires 

Au-delà des clichés : d’autres visages de l’itinérance

L’itinérance ne se résume pas à l’absence d’un toit. C’est une série de ruptures, d’exclusions, de blessures. L’image qu’on se fait souvent de l’itinérance, c’est celle d’un homme seul qui dort dans la rue. Cette vision cache d’autres réalités, surtout celles vécues par les femmes, les personnes trans et non-binaires. Cette représentation dominante contribue à un manque de services adaptés, à des politiques inadaptées, et à une incompréhension des trajectoires marquées par le silence et la honte.

Des parcours marqués par la violence et l’invisibilité

Pourtant, les femmes, les personnes trans et non-binaires en situation d’itinérance vivent des réalités spécifiques, souvent invisibilisées : violence genrée, perte de garde d’enfants, exclusion systémique, discriminations croisées. À ces conditions s’ajoutent des formes d’itinérance dites « cachées » — dormir dans une voiture, faire du couchsurfing, échanger des services sexuels contre un toit, restez dans un logement surpeuplé, insalubre ou non sécuritaire — qui rendent encore plus difficile l’accès aux ressources.

visuel formation echo

Des refuges souvent inaccessibles et insécurisants

L'accès aux refuges est par ailleurs très restreint. Plusieurs femmes ont témoigné du sentiment d'insécurité présent dans les centres d'hébergement mixtes : vols, harcèlement, agressions sexuelles. Pour les personnes trans et non-binaires, la situation est encore plus critique. Ces individus rencontrent des obstacles significatifs dans l'accès aux services d'hébergement, souvent en raison de politiques genrées rigides et d'un manque de sensibilisation du personnel.

Intervenir dans un système contraint : le paradoxe du care

Mais les effets de ces réalités ne touchent pas uniquement les personnes en situation d’itinérance. Certain·es intervenant·es sur le terrain se retrouvent aussi pris·es dans une forme de dissonance cognitive : devoir appliquer des règles qu’ils et elles savent inadaptées pour des personnes qu’ils et elles veulent soutenir. Ce tiraillement, entre éthique personnelle et devoir institutionnel, alimente un sentiment d’impuissance. Cela mène parfois à une fatigue de compassion, une usure émotionnelle et relationnelle qui touche celles et ceux dont le travail repose sur l’écoute et l’empathie, mais qui se retrouvent dépourvu·es d’outils ou de marges de manœuvre. Ces réalités révèlent que le problème ne réside pas dans le manque de volonté individuelle, mais dans la structure même des systèmes de services. 1

ECHO : repenser les pratiques de première ligne

Depuis 2023, le projet ECHO s’attache à transformer les pratiques d’intervention de première ligne par une approche humaine, participative et ancrée dans les expériences vécues. Construit avec la collaboration de femmes, de personnes trans et non-binaires ayant connu l’itinérance, d’intervenant·es et de professionnel·les du milieu, ECHO se veut un espace de dialogue, de formation et de réinvention des liens.

De septembre 2023 à juin 2024, une large consultation a été menée auprès de plus de 130 personnes, incluant des chercheur·es, divers·es professionnel·les du milieu communautaire, des agent·es de police et de sécurité, ainsi que des personnes ayant vécu ou vivant l’itinérance — notamment des femmes, des personnes trans et non-binaires. Ces échanges ont permis de construire un portrait nuancé des tensions sur le terrain et des possibilités d’y répondre autrement.

L’atelier ECHO n’a pas été conçu « pour » les personnes en situation d’itinérance, mais « avec » elles, dans une démarche de co-création. Des personnes ayant un parcours marqué par l’itinérance ont été intégrées comme co-développeuses des contenus, des approches et outils proposés. Au cœur d’ECHO, il y a des voix fortes, blessées, mais porteuses de clarté, qui révèlent les failles des systèmes et la puissance de gestes simples et justes. Intervenir humainement, ce n’est pas nier les contraintes systémiques, mais reconnaître les zones où un choix est encore possible.

« J’ai été expulsée parce que j’ai crié. Je venais de faire une crise de panique. » - Une femme
« La honte, c’est l’un des moteurs les plus puissants qui m’a maintenue dans l’itinérance. » - Une femme

Traumatisme et intersectionnalité : une lecture nécessaire des inégalités

D’un point de vue individuel et relationnel, l’itinérance découle fréquemment d’une série de traumatismes et de ruptures successives qui s’entremêlent et se renforcent mutuellement. Les femmes, les personnes trans et non-binaires en situation d’itinérance partagent souvent un vécu marqué par des traumatismes précoces — violences familiales, abus, rejet, ruptures — qui laissent des traces profondes sur le plan émotionnel et relationnel. Ces expériences, souvent vécues dès l’enfance, fragilisent les repères affectifs et la capacité à se sentir en sécurité, et peuvent entraîner, au fil du temps, une détérioration de la santé mentale, de l’estime de soi et des relations sociales. L’itinérance qui en découle ne résulte donc pas seulement d’un manque de logement, mais d’une accumulation de blessures invisibles, liées à des contextes de violence et d’exclusion répétés. Pour répondre à ces réalités, il est essentiel d’aller au-delà de la simple offre d’un toit. Il faut mettre en place du soutien qui utilise des approches ancrées dans la reconnaissance des traumatismes relationnels, sensibles à l’identité de genre et aux expériences de vie. Ces approches doivent également prendre en compte les contextes institutionnels et sociaux qui façonnent les parcours des personnes.

En effet, le traumatisme ne se loge pas seulement dans les corps ou les histoires individuelles. Il s’inscrit aussi dans les institutions — celles-là mêmes censées offrir du soutien. Comme le rappellent Brown, Blankenship et Tellessen (2024), lorsqu’un système fonctionne dans un climat de stress chronique ou selon des logiques autoritaires, il tend à reproduire des dynamiques de contrôle, d’isolement et de méfiance. Il devient alors lui-même porteur de traumatismes, en dépit de sa mission d’aide. Ainsi, les personnes en situation d’itinérance qui cherchent du soutien se retrouvent souvent confrontées à des services institutionnels fragilisés ou déshumanisants, qui reproduisent les mêmes expériences de rejet ou d’indifférence qu’elles ont déjà vécues ailleurs.

Quand l’histoire coloniale façonne l’itinérance

La situation est d’autant plus criante lorsqu’on considère l’itinérance vécue par les personnes autochtones. À Montréal, les Premières Nations, les Inuits et les Métis sont fortement surreprésenté·es parmi les personnes sans domicile fixe : elles constituent environ 12 % de cette population, alors qu’elles ne représentent que 0,6 % de la population montréalaise. On estime que 40 à 45 % des personnes autochtones sans domicile fixe sont inuites. Le rapport De nos yeux aux vôtres (RÉSEAU de la communauté autochtone à Montréal, 2024) souligne que « l’itinérance chez les personnes autochtones est le résultat du déplacement historique et continu, de la séparation géographique, de la perturbation mentale, du génocide culturel et de la déconnexion spirituelle ». Ces expériences ne relèvent pas uniquement de trajectoires individuelles : elles s’enracinent dans des traumatismes intergénérationnels et structurels. Les politiques coloniales ont brisé les repères culturels et familiaux, creusant un sentiment de déracinement et de vulnérabilité. Le traumatisme, dans ce contexte, est un fardeau collectif : il s’ancre dans l’histoire et se perpétue à travers des structures sociales qui n’ont pas été transformées.

Ces facteurs complexes et croisés — trauma individuel, violences systémiques, colonialisme, sexisme, transphobie, pauvreté — tissent la toile d’une vulnérabilité multiple et enracinée. C’est à cette croisée que s’inscrit la notion d’intersectionnalité, introduite par Kimberlé Crenshaw (1989), qui permet de comprendre comment les oppressions se chevauchent et se renforcent selon le genre, la race, l’identité, l’orientation sexuelle ou encore le statut socio-économique. Dans le contexte de l’itinérance, cette grille de lecture est essentielle pour ne pas réduire les causes à une seule dimension, mais bien pour saisir la complexité des expériences vécues et construire des réponses justes, sensibles et ancrées dans les réalités de celles et ceux qui les vivent. 2

« Je n’ai pas dormi dans la rue. À la place, j’allais chez des hommes. Je me faisais violer. Mais au moins, je ne me sentais pas comme un poids. » – Une personne trans
« Je croyais que j’étais venue aider, mais j’ai réalisé que je portais mes propres jugements. » – Une intervenante

Profilage, stigmatisation et impuissance : quand le système blesse

Le profilage social touche de manière disproportionnée les personnes visibles dans l’espace public, en particulier celles perçues comme marginales ou « hors normes » dans l’ordre social dominant. Le profilage social cible de façon disproportionnée les personnes dont la présence dans l’espace public est perçue comme déviante ou dérangeante au regard des normes sociales dominantes — notamment celles en situation de pauvreté, d’itinérance ou d’exclusion. Les femmes, les personnes trans et non-binaires en situation d’itinérance — surtout lorsqu’elles sont autochtones ou racisées — sont plus exposées à la surveillance, à l’interpellation et à l’exclusion. Comme le souligne le rapport De nos yeux aux vôtres, « les statistiques montrent que les femmes autochtones sont 11 fois plus susceptibles d’être ciblées par du profilage racial que tout autre groupe ethnique » (RÉSEAU de la communauté autochtone à Montréal, 2024, p. 32).

Ces formes de contrôle ne se limitent pas aux interventions policières ou à la sécurité privée : elles s’exercent aussi à travers les regards, les réactions des résident·es, les discours médiatiques et certaines pratiques institutionnelles. Pour plusieurs chercheur·es, dont Céline Bellot (2017), le profilage social s’inscrit dans des mécanismes systémiques qui visent les personnes perçues comme indésirables, en raison de leur apparence, de leur genre, de leur comportement ou de leur précarité. Ces dynamiques renforcent l’exclusion des personnes en situation d’itinérance et compromettent leur droit à occuper l’espace, à être vues autrement que comme une nuisance. Pour les femmes, les personnes trans et non-binaires, cette réalité est encore plus marquée, car elle se combine à des violences de genre, à des stéréotypes sexistes ou transphobes, et à un risque accru de harcèlement ou d’agression.

De la stigmatisation à l’impuissance : le poids invisible du rejet

La stigmatisation sociale et le profilage ont des effets profonds qui dépassent la seule exclusion physique. Ils alimentent des dynamiques internes de honte, de retrait et d’isolement. Lorsqu’ils se répètent, dans un contexte de survie quotidienne, ils génèrent un stress chronique qui affecte la capacité de se projeter dans l’avenir, de faire des démarches ou même de demander de l’aide. Ce stress prolongé peut mener à ce que la psychologie appelle l’impuissance acquise : un état où, après de multiples tentatives infructueuses, la personne en vient à croire que ses efforts ne servent à rien — et finit par renoncer à agir (Seligman, 1975). Ce phénomène d’impuissance acquise peut être compris comme une conséquence psychique d’un traumatisme chronique, dans lequel l’itinérance, la stigmatisation sociale et l’échec répété des démarches deviennent des expériences profondément désorganisantes sur le plan émotionnel, altérant l’estime de soi et la capacité à se projeter (Goodman et al., 1991).

À cela s’ajoutent des réponses comportementales souvent mal comprises. Les traumatismes répétés peuvent entraîner des réactions perçues comme agressives ou inadaptées, qui sont en réalité des mécanismes de survie : hypervigilance, repli, méfiance, explosions émotionnelles. Ces comportements sont fréquemment mal interprétés, voire sanctionnés, par les intervenant·es ou les institutions, contribuant à renforcer la spirale de l’exclusion (Bellot et Sylvestre, 2017). Reconnaître ces réactions comme des expressions de détresse plutôt que comme des signes de dangerosité ou de mauvaise volonté est une étape essentielle vers une intervention plus humaine et plus juste. 3

« Vous avez été blessé si souvent que vous développez une sorte de surprotection. » - Une femme

Réapprendre à se rencontrer : ECHO, une démarche humaine avant tout

Répondre à l’itinérance des femmes, des personnes trans et non-binaires demande plus que des ressources matérielles : cela appelle à une transformation profonde de nos façons d’être en relation. Trop souvent, les échanges entre les personnes concernées et les professionnel·les de première ligne sont traversés par des malentendus, des tensions ou un sentiment d’impuissance de part et d’autre. Le projet ECHO est né de ce constat. Il ne s’agit pas simplement d’un atelier de formation, mais d’une démarche collective de réapprentissage. Réapprendre à écouter sans juger. À comprendre ce que vivent les personnes au-delà des apparences. À ajuster ses gestes, son langage, ses réactions pour construire des liens plus justes.

Construit avec des femmes, des personnes trans et non-binaires ayant connu l’itinérance, ECHO s’appuie sur leurs récits pour ouvrir un espace de dialogue. C’est dans cet espace — à la fois sécurisant, participatif et ancré dans la réalité — que peuvent émerger des pratiques plus sensibles, plus humaines, plus cohérentes.

Vous avez envie d’en savoir plus sur notre projet ECHO ou de participer à un atelier? Écrivez-nous!

Références

1 Le Pain, I., Larose-Hébert, K., Pitre, M. & Deblois, D. (2024). Être son propre outil de travail : l’aspect collectif et organisationnel des dissonances émotionnelles chez les intervenantes sociales dans les organismes communautaires. Intervention, (160), 33–48. https://doi.org/10.7202/1115957ar

Shelton, J., & Bond, L. (2017). I'm more driven now: Resilience and resistance among transgender and gender expansive youth and young adults experiencing homelessness. International Journal of Transgenderism, 18(4), 376–392. https://doi.org/10.1080/15532739.2017.1374644

Sylvestre, M.-E., & Bellot, C. (2014). Repenser l’itinérance au féminin dans le cadre d’une approche intersectionnelle. Criminologie, 47(2), 123–146. https://doi.org/10.7202/1037320ar PPLIF, 2024. Les voix des femmes. État de la situation sur les besoins des femmes en difficulté de Montréal. Etat-de-la-situation_2024.pdf

2Brown, C., Blankenship, J., & Tellessen, A. (2024, February 6). Healing trauma systems. Stanford Social Innovation Review. https://ssir.org/articles/entry/healing_trauma_systems

Crenshaw, K. (1989). Demarginalizing the intersection of race and sex: A Black feminist critique of antidiscrimination doctrine, feminist theory and antiracist politics. University of Chicago Legal Forum, 1989(1), 139–167.

RÉSEAU de la communauté autochtone à Montréal. (2014). De nos yeux aux vôtres : Regard sur l’itinérance autochtone à Montréal. Montréal : RÉSEAU. https://reseaumtlnetwork.com/publication/de-nos-yeux-aux-votres/

3Bellot, C. & Sylvestre, M.-È. (2017). La judiciarisation de l’itinérance à Montréal : les dérives sécuritaires de la gestion pénale de la pauvreté. Revue générale de droit, 47, 11–44. https://doi.org/10.7202/1040516ar

Goodman, L. A., Saxe, L., & Harvey, M. (1991). Homelessness as psychological trauma: Broadening perspectives. American Psychologist, 46(11), 1219–1225.
https://doi.org/10.1037/0003-066X.46.11.1219

Seligman, M. E. P. (1975). Helplessness: On Depression, Development, and Death. W.H. Freeman.

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